Mrs. Bridge

Evan S. Connell

Belfond / 10/18

Partager sur :

Le pitch

Tout allait bien, semblait-il. Les jours, les semaines, les mois passaient, plus rapidement que dans l'enfance, mais sans qu'elle ressentît la moindre nervosité.

Parfois, cependant, au coeur de la nuit, tandis qu'ils dormaient enlacés comme pour se rassurer l'un l'autre dans l'attente de l'aube, puis d'un autre jour, puis d'une autre nuit qui peut-être leur donnerait l'immortalité, Mrs. Bridge s'éveillait.

Alors elle contemplait le plafond, ou le visage de son mari auquel le sommeil enlevait de sa force, et son expression se faisait inquiète, comme si elle prévoyait, pressentait quelque chose des grandes années à venir.

Mon avis

Mrs Bridge et son pendant, Mr Bridge, constituent un phénomène de l'édition américaine d'après-guerre, resté pendant de longues décennies presque complètement inconnu en France.

Incroyable le manque de porosité entre l'édition outre-atlantique des années 50 à 70 et son pendant français ! Que de grands romans à succès restés alors quasiment coincés entre les deux continents !

Heureusement, les éditeurs français comme Belfond et 10/18 (pour le format poche) ressuscitent depuis peu nombre de ces best-sellers qui sont aussi d'excellents romans...

Mrs Bridge, publié en 1959, est certainement un des romans les plus remarquables que j'ai pu lire au cours de ces dernières années. Remarquable, car il ne ressemble à rien de comparable.

Imaginez un récit de plus de 300 pages au cours duquel Evan S. Connell (auteur alors parfaitement inconnu à l'époque de sa sortie) raconte, ou plutôt dépeint, la vie d'une femme ordinaire.

Ordinaire, car elle représente, en quelque sorte, un standard, un prototype.

Une femme de la bourgeoisie aisée américaine de l'après-guerre : vie de banlieue, trois enfants, deux voitures, des domestiques de couleur. Femme au foyer, bien entendu, un mari absent toujours au travail.

Une vie sociale balisée, convenue, appartenance à un club, un barbecue le week-end aux beaux jours, des cigarettes fumées, des cocktails absorbés.

Bien propre sur elle. D'humeur égale. Et qui s’ennuie à mourir au point de sombrer peu à peu dans la dépression, faute de la moindre vie intellectuelle, de la moindre passion dans sa vie digne d'une publicité ou d'un tableau de Norman Rockwell.

En 117 très brèves scènes numérotées et porteuses d'un titre, comme autant de coups de pinceau, l'auteur peint la vie de cette femme comme un tableau impressionniste.

Un portrait flou qui, peu à peu, gagne en précision, en détails. Jusqu'à ce que la réalité s'impose au lecteur, glaçante.

Tout l'art romanesque d'Evan S. Connell consiste dans sa capacité à aborder un point de vue, un seul, et à ne pas en sortir, ne serait-ce que pendant une page.

L’œil suit Mrs Bridge, et uniquement le point de vue de Mrs Bridge. La caméra est sur elle, en gros plan, et ne recule jamais, pas de travelling. Des champs, pas de contre-champs.

Mr Bridge n'est vu qu'au travers de l’œil de Mrs Bridge; c'est un fantôme. Qui est-il ? A t-il une double vie ? Que fait-il de ses journées ? Que pense-t-il de sa vie ?

Cela, le lecteur ne le saura jamais et, en refermant le livre il n'a qu'une envie : aller voir de l'autre côté du miroir...

Chose que fera Connell, dix ans plus tard, en écrivant Mr Bridge. La même histoire, exactement, mais perçue par le mari.

Mrs Bridge est un exercice de style fascinant, réellement.

Au fil des pages, j'ai vu cette femme évoluer devant moi comme si j'étais un entomologiste scrutant le comportement d'un animal, avec toute la complexité, et parfois la prévisibilité, d'un être vivant.

Surtout n'hésitez pas : allez scruter. Cette absence d'histoire est passionnante.

NB : tout au long du récit, je n'ai pu m'empêcher de penser que le personnage de Mrs Bridge avait inspiré celui de Betty Draper, jouée par January Jones dans la série Mad men. Vous me direz si vous avez ressenti la même impression.

 

Acheter sur Amazon

Du même auteur